La justice sous casque : quand les procès entrent dans l’ère de la reconstitution virtuelle

La justice française vient de franchir un seuil symbolique.
Pour la première fois, une reconstitution intégralement numérique d’une scène de crime a été utilisée dans le cadre d’une affaire criminelle majeure : celle de Thomas Perotto, jeune homme de 16 ans, mort à Crépol (Drôme) à la suite d’une rixe qui avait profondément choqué l’opinion.

Les juges d’instruction ont choisi de reconstituer les faits non pas sur le terrain, mais dans un environnement virtuel en trois dimensions, au tribunal de Valence. Une première qui marque peut-être le début d’une révolution judiciaire – et qui, comme toute révolution, interroge autant qu’elle fascine.


Un tournant procédural sous contrainte

Traditionnellement, la reconstitution d’un crime est un moment fort de toute instruction.
Les juges, les enquêteurs, les experts et les protagonistes se retrouvent sur les lieux mêmes du drame. On y mesure les distances, on y revit la temporalité, on y éprouve les contradictions.
C’est un moment de vérité.
Mais dans l’affaire Perotto, la décision a été prise d’y renoncer. Les raisons invoquées sont multiples : risques de troubles à l’ordre public, sécurité des participants, et volonté de ne pas paralyser un petit village pendant plusieurs jours. En fait, le caractère raciste (anti blanc) de ce crime et la polémique qui en est issue ont fait peur aux magistrats. Il ne fallait surtout pas donner l’opportunité de manifestations de soutien à la victime.

La reconstitution a donc été déplacée dans le monde virtuel.
Un laboratoire spécialisé a modélisé en 3D la salle des fêtes de Crépol et ses abords, intégrant les données d’ADN, la téléphonie, les vidéos, les témoignages et les rapports d’expertise.
L’ensemble a été projeté sur écrans et ordinateurs.
Les quatorze mis en examen ont pu « rejouer » leur version des faits dans cet espace numérique, guidés par les juges.


Le jumeau numérique judiciaire : une innovation de rupture

Cette initiative ne sort pas de nulle part.
Elle s’inscrit dans le vaste projet iCrime, lancé par la Gendarmerie nationale et l’Institut de recherche criminelle (IRCGN).
Au cœur du dispositif : Janus, une plateforme d’immersion développée depuis près de vingt ans.
Elle permet de reconstituer des scènes d’infraction sous forme de jumeaux numériques inviolables, accessibles à distance par les magistrats, enquêteurs et avocats.

On y entre comme dans un jeu vidéo, mais c’est la justice qui se joue.
La technologie permet de « rejouer » les hypothèses, d’intégrer les données scientifiques, de vérifier la cohérence spatiale des témoignages.
Le juge n’écoute plus seulement un récit : il voit si le témoin pouvait réellement voir.

La promesse est séduisante : objectiver la preuve, réduire la part de subjectivité, rendre la justice plus rationnelle et plus rapide.
Mais derrière cette promesse se cache un basculement profond du rapport entre la technologie et la vérité judiciaire.


Le risque du déterminisme technique

Une reconstitution virtuelle n’est pas une expérience neutre.
Parce qu’elle impressionne, parce qu’elle donne le sentiment d’une exactitude scientifique, elle tend à imposer sa propre vérité.
Or, comme le rappellent plusieurs juristes, la preuve numérique ne bénéficie d’aucune présomption d’authenticité.
Elle repose sur des modèles, des algorithmes, des hypothèses.

Le danger, ici, est celui du déterminisme technique : croire que ce que montre l’ordinateur est vrai parce qu’il est numérique.
Mais un modèle 3D, aussi sophistiqué soit-il, ne restitue que ce qu’on lui a donné à voir.
Si une donnée est biaisée, si une trajectoire est mal saisie, si une distance est mal modélisée, tout l’édifice logique s’effondre – sans que le juge ou la défense puissent toujours s’en rendre compte.

Cette dépendance technique pose un autre problème : celui du déséquilibre des moyens.
Face à l’expertise de l’État et de ses ingénieurs du numérique, combien d’avocats de la défense disposent des compétences nécessaires pour auditer un nuage de points, un algorithme de rendu 3D ou un moteur balistique virtuel ?
L’égalité des armes, fondement de la justice, risque de se dissoudre dans la complexité technologique.


Un substitut procédural, pas une expérience vécue

L’autre limite tient à la nature même de ce que la justice appelle une « reconstitution ».
Dans une reconstitution physique, l’accusé est replacé dans le contexte réel du crime.
Il marche, il se déplace, il rejoue son geste.
Cette mise en situation peut provoquer des réactions imprévues : contradictions, hésitations, gestes qui trahissent la mémoire corporelle, parfois même des aveux.
C’est cette dimension charnelle et imprévisible que la technologie ne peut pas reproduire.

Dans un univers virtuel, le corps ne ment plus, parce qu’il n’agit plus.
Le suspect manipule un curseur ou un avatar.
Il ne ressent ni la lumière, ni le froid, ni l’odeur, ni la tension du lieu.
La simulation gomme la part humaine de l’événement, au profit d’une rationalité froide et désincarnée.


De la justice vécue à la justice calculée

La reconstitution 3D ouvre donc un champ immense, mais aussi vertigineux.
Elle permet d’éviter les manipulations de scènes de crime, de protéger les acteurs, de conserver une archive fidèle et inviolable.
Mais elle déplace aussi le cœur de la justice : de la recherche humaine de la vérité vers sa simulation informatique.
À trop vouloir objectiver, on risque de désincarner.

Et c’est là tout le paradoxe de cette innovation :
là où la justice cherche à mieux comprendre les faits, elle risque d’oublier qu’elle juge des hommes.


La vérité ne se programme pas

Par définition, l’informatique ne peut restituer que ce qu’on lui a communiqué.
Elle n’invente pas, elle ne pressent pas, elle ne devine pas.
Elle ne crée pas de lien entre deux regards, ni de tension dans un silence.
Une reconstitution virtuelle, aussi parfaite soit-elle, ne fera jamais surgir un élément que l’enquête n’a pas déjà saisi.

Or, l’histoire judiciaire regorge de ces moments où un geste répété, une parole maladroite, un regard fuyant ont fait basculer une affaire.
Ces éclats de vérité ne surgissent pas d’un écran, mais d’un corps.

L’accusé qui rejoue son geste dans l’espace réel revient au contact de ce qu’il a fait : le sol, la distance, la victime.
C’est parfois là qu’il craque, qu’il avoue, qu’il se contredit.
Rien de tout cela ne peut advenir dans une salle obscure où des avatars se déplacent sous le regard impassible d’un ordinateur.

L’émotion, le remords, la gêne ou le mensonge ne se modélisent pas.
Et la vérité, comme la justice, n’appartient pas à la machine.

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