Shein, BHV et le grand aveuglement français

 Quand la politique refuse de regarder l’économie en face

L’hystérie déclenchée par l’ouverture du magasin Shein au BHV aura au moins révélé une chose : l’inculture économique d’une partie de notre élite politique et médiatique. Les mêmes qui, depuis vingt ans, ont accompagné sans sourciller la désindustrialisation du pays, s’érigent aujourd’hui en chevaliers blancs du « made in France » – quitte à punir le BHV en lui retirant ses animations de Noël pour avoir loué un espace à un marchand chinois. Une sanction symbolique, théâtrale, mais économiquement absurde.

La vérité, bien moins confortable, est la suivante : Shein n’est pas la cause de nos faiblesses industrielles. Elle en est la conséquence. Et l’agitation actuelle masque surtout l’impossibilité pour la France de produire à des coûts compatibles avec le pouvoir d’achat réel des ménages.


Le mythe du « mauvais Français » qui achète chez Shein

Prenons un exemple simple. Martine dispose de 100 euros pour se faire plaisir ce mois‑ci.

Scénario 1 : Elle achète une robe « made in France » à 100€. Budget restant : 0€. Impossible d’aller chez le coiffeur, la manucure, au restaurant ou au cinéma.

Scénario 2 : Elle choisit une robe de chez Shein ou tout autre concurrent de la « fast fashion » à 30€. Avec les 70€ restants, Martine peut :

  • se faire couper les cheveux ;
  • sortir avec ses amis ;
  • aller au cinéma ;
  • et s’offrir un café ou un dessert.

Dans le premier cas, un seul acteur économique bénéficie de la dépense. Dans le second, l’argent irrigue plusieurs commerces français : restaurateur, coiffeur, cinéma, cafés.

Et surtout, il faut rappeler une réalité que beaucoup feignent d’ignorer. La plupart des tissus utilisés en France ne sont déjà plus fabriqués chez nous : ils arrivent d’Italie, de Turquie, d’Asie, avant d’être simplement découpés et assemblés dans des ateliers hexagonaux. Autrement dit, même derrière un vêtement affiché « made in France », l’essentiel de la chaîne de valeur repose sur des importations.

À cela s’ajoute un fait économique majeur : chaque importation alimente aussi l’économie française. Ce ne sont pas des cargos anonymes qui déposent des colis dans le vide ; ce sont des transporteurs français, des logisticiens français, des entrepôts français, des livreurs français, des commerçants français. Toute une chaîne de métiers, de salariés et d’entreprises qui vivent précisément de ce flux international.

Enfin, l’argent économisé sur un produit importé n’est jamais immobilisé. Il retourne immédiatement dans l’économie locale : sorties, services, alimentation, loisirs, artisans, nounous, taxis. Ce que Martine ne met pas dans une robe hors de prix, elle le met ailleurs, souvent chez des acteurs qui, eux, n’ont jamais délocalisé quoi que ce soit.

Ce qui conditionne les arbitrages de consommation des Français, des Martine et des Nicolas, c’est le montant de ce qu’ils ont à dépenser. Vouloir forcer les Français à acheter cher, c’est condamner leur reste à vivre. C’est aussi et peut être surtout, créer de la frustration car c’est les condamner à ne satisfaire qu’un besoin dans un monde totalement matérialisé, déspiritualisé, déculturé, dans lequel « on » leur a inculquer qu’ils ne sont qu’à travers ce qu’ils consomment. Dès lors, restreindre leur soif d’être à travers la limitation de ce qu’ils acquièrent ne peut que nourrir chez un sentiment de déclassement.

Le « scandale Shein », encore une esbrouffe à la Macron

La polémique récente sur les « produits illicites » vendus par Shein a permis au gouvernement d’annoncer une « victoire fondamentale ». En réalité :

  • Shein a été menacé,
  • Shein a communiqué,
  • puis Shein a cessé de vendre les produits incriminés.

Fin de l’histoire.

Mais ce qu’on a présenté comme un épisode exceptionnel n’est ni un coup de tonnerre ni une victoire politique : c’est le révélateur d’un paradoxe bien plus profond. Si le gouvernement gesticule, menace, s’autocongratule puis recule, ce n’est pas par manque de volonté mais par manque d’outils. L’arsenal juridique est faible, non par accident, mais parce que l’économie française est désormais structurellement dépendante de plateformes que nous n’avons pas été capables de créer nous‑mêmes.

Cette incapacité n’a rien de technologique. La France maîtrise parfaitement l’ingénierie logicielle, l’intelligence artificielle, l’infrastructure informatique. Ce qui a manqué, ce sont les conditions fiscales, sociales et normatives permettant de faire émerger des géants capables de rivaliser avec Shein, Amazon ou AliExpress. Pendant que nos ingénieurs innovaient, notre système décourageait l’entrepreneuriat à grande échelle, punissait la prise de risque et étouffait les modèles logistiques agressifs.

Résultat : les Français consomment massivement sur des plateformes étrangères parce qu’elles offrent ce que notre cadre économique interdit de bâtir ici : des prix bas, des délais courts, une profondeur d’offre incomparable.

Dès lors, le gouvernement se retrouve dans une position intenable : il ne peut pas créer une alternative nationale, il ne peut pas interdire ce que les Français plébiscitent, alors il tente de pirater le succès d’autrui en bricolant des taxes et des normes. Après les campagnes moralisatrices, voici donc les rustines réglementaires : malus « fast fashion », interdictions publicitaires, et bientôt la fameuse taxe de 2€ par colis importé.

Sauf que ces mesures ne toucheront jamais Shein. Elles frapperont le consommateur français, déjà exsangue. Chaque surcoût administratif ou fiscal est mécaniquement répercuté sur le prix final : ce ne sont pas les plateformes qui paieront, mais les ménages.

Pour justifier ces taxes, il faut donc inventer une menace. D’où la narration dramatique des « produits dangereux » ou « illicites ». Or ces dérives existent sur toutes les marketplaces mondiales, et depuis longtemps. Le scandale n’est pas dans les objets ; il est dans la manière dont on les exhibe pour masquer une faiblesse stratégique nationale.

Le gouvernement français tente de réguler ce qu’il ne maîtrise plus.


Le chiffre qui tue : 97 % des vêtements vendus en France viennent de l’étranger

La réalité du « made in France » dans l’habillement est souvent fantasmée. En vérité, sa présence sur le marché relève davantage du symbole que d’un véritable poids économique. Deux dimensions doivent être distinguées : le volume des vêtements vendus et la valeur qu’ils représentent.

En volume d’abord, le constat est sans appel : près de 97 % des vêtements achetés en France sont importés. Autrement dit, sur cent pièces qui passent en caisse, trois seulement sont fabriquées sur le territoire. La production française est devenue une niche, presque invisible dans la consommation de masse, un ilot artisanal que l’essentiel du marché ne voit jamais.

En valeur, la part française semble un peu plus élevée — entre 5 et 8 % selon les dernières études du DEFI et de l’Institut Français de la Mode — mais cette apparente progression ne trompe personne. Elle ne s’explique pas par une base productive solide, mais par le prix plus élevé des pièces françaises, souvent issues de créateurs, de petites maisons ou de segments premium. Ce poids économique demeure pourtant infime face au raz-de-marée des importations asiatiques.

C’est cette absence totale de production de volume qui rend le marché français si vulnérable. Lorsque des acteurs agressifs comme Shein arrivent, ils ne bousculent pas une industrie locale déjà solide — elle n’existe plus. Ils ne concurrencent que d’autres importateurs : Zara, H&M, Primark, C&A etc… Rien, dans l’appareil productif français, n’est menacé puisqu’il n’y a plus d’appareil productif de masse.

Dans ces conditions, transformer Shein en ennemi public n°1 au moment où il crée à son tour des boutiques relève du contresens…. ou de la fumisterie.

La désindustrialisation ne s’explique ni par Shein ni par les consommateurs. Elle résulte de décisions politiques, de charges écrasantes, d’un empilement fiscal sans équivalent, et d’une vision économique brouillée depuis des décennies.


Le vrai problème : le reste à vivre des travailleurs français

Ce n’est évidemment pas Shein qui détourne les ménages français du « made in France ». Ce sont leurs revenus disponibles, laminés par un système où chaque euro gagné est rogné avant même d’arriver dans le porte‑monnaie. Le salarié français perçoit d’abord une part réduite de la valeur qu’il crée, puis en abandonne près de la moitié en cotisations. S’y ajoutent les taxes, la TVA, le carburant, l’énergie, les assurances obligatoires, les dépenses incompressibles. À la fin du mois, il ne reste qu’un mince filet : ce qu’on appelle le « reste à vivre ».

Plus ce reste à vivre se contracte, plus il oriente mécaniquement la consommation vers les produits à bas coût. Ce n’est pas un choix idéologique : c’est un mécanisme économique élémentaire. Lorsque la contrainte budgétaire se resserre, on réduit le prix unitaire, on cherche le moins cher, on privilégie l’immédiat accessible. Et comme les produits à bas prix sont, dans 97 % des cas, des produits importés, c’est tout le modèle de consommation français qui pousse vers l’importation.

Dans ce contexte, personne n’a le droit de reprocher aux Français d’acheter un vêtement à 30€ plutôt qu’à 100€. Car acheter à 100€, c’est renoncer à tout le reste : sorties, loisirs, services, imprévus. Acheter à 30€, c’est maintenir un semblant de vie sociale. La contrainte budgétaire n’est pas une opinion : c’est une réalité quotidienne.

Renchérir artificiellement les importations, les taxer, ou tenter d’en limiter l’accès, c’est non seulement inefficace mais surtout socialement explosif. Cela revient à punir ceux qui n’ont déjà plus la marge nécessaire pour choisir autrement. C’est creuser le sentiment de déclassement, nourrir la frustration, accélérer la colère diffuse qui parcourt le pays.

Dans un pays où l’on paie si cher pour vivre, vouloir imposer de vivre encore plus cher relève non de la politique, mais de l’aveuglement.

Au fond, Shein répond à un besoin simple : permettre aux Français de vivre décemment avec ce qu’il leur reste. Et c’est cela, plus que tout, que notre modèle actuel refuse de reconnaître.

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