Ariane 6 : le moteur Vinci s’envole pour l’Allemagne… et une part de souveraineté française avec lui

Le 24 octobre, ArianeGroup a officialisé une décision dont la portée dépasse largement le simple tumulte industriel : l’assemblage, l’intégration et les essais du moteur Vinci – joyau technologique d’Ariane 6 – seront désormais réalisés à Lampoldshausen, en Allemagne, et non plus à Vernon, berceau historique de la propulsion cryogénique française depuis les débuts d’Ariane.

Présentée comme une rationalisation dictée par la « compétitivité », cette décision marque en réalité un tournant silencieux mais profond dans l’équilibre du spatial européen, au détriment de la maîtrise technologique française.


Un moteur d’exception… qui quitte son territoire d’origine

Vinci est sans doute l’un des moteurs les plus aboutis jamais développés en Europe :
propulsion cryogénique, cycle expander, capacité de réallumage en orbite, précision extrême des turbomachines…

Ce moteur réallumable à hydrogène et oxygène liquides constitue la clé de voûte de l’étage supérieur d’Ariane 6, garantissant la finesse et la polyvalence de ses mises en orbite.

La France en a conçu l’architecture, développé la technologie, éprouvé les innovations. Vernon l’a vu naître et grandir. C’est pourtant en Allemagne qu’il sera désormais assemblé.


Une réorganisation programmée, mais un recul stratégique

Ce déplacement industriel n’est pas un accident. Il est l’aboutissement d’accords noués entre la France, l’Allemagne, l’Italie et l’ESA lors des ministérielles successives.

Sous couvert de « synergie européenne » et de « montée en cadence », le spatial européen s’est peu à peu organisé autour d’un rééquilibrage Est-Ouest :

  • l’assemblage final et les essais du Vinci à Lampoldshausen ;

  • le passage à 12 unités par an sur le site allemand ;

  • la montée en puissance du rôle allemand sur Ariane 6, perçue comme la contrepartie de l’effort financier accru de Berlin au sein de l’ESA.

Dans les faits, la France accepte un recul industriel. Et un recul n’est jamais neutre.


Vernon : des centaines d’emplois supprimés et une mémoire amputée

À Vernon, symbole vivant de l’aventure Ariane, les conséquences sont concrètes :

  • environ 40 000 heures de travail annuel supprimées, soit une quarantaine d’emplois directs ;

  • un plan de réductions d’effectifs engagé, via ruptures conventionnelles collectives ;

  • un savoir-faire d’intégration finale, patiemment construit depuis des décennies, qui s’érode.

ArianeGroup met en avant des « contreparties » : transfert en France des turbopompes d’Avio (Italie), maintien de la conception et du développement des nouveaux moteurs (Vinci, Prometheus).

Mais ces « compensations », déjà promises depuis des années, tardent à se matérialiser. Des questions parlementaires récentes alertent même : rien n’indique que le transfert des turbopompes soit réellement enclenché, alors que celui du Vinci vers l’Allemagne est, lui, bel et bien opérationnel.

L’impression générale est claire : la France donne maintenant, et attend peut-être en retour.


Au-delà des emplois : une atteinte à la souveraineté technologique

Le spatial n’est pas un secteur comme un autre. Sa maîtrise conditionne :

  • notre indépendance stratégique,

  • notre capacité militaire,

  • notre autonomie de décision dans l’espace,

  • la crédibilité d’une puissance technologique.

Or, une intégration finale n’est jamais anodine.
Celui qui assemble, maîtrise les dernières étapes, celles où l’ingénierie devient objet, celles où les marges de progrès se concrétisent, celles où se forge la compétence la plus fine.

L’Allemagne l’a bien compris.
Et l’Europe, dans sa logique de compromis permanents, semble une fois encore sacrifier une pièce essentielle de la souveraineté française – comme si l’industrie spatiale européenne était un gâteau à partager au lieu d’un atout à consolider.


L’Europe technologique : quand la coopération se transforme en dilution

Il faut le dire clairement : la France n’est forte dans l’Europe que lorsqu’elle maîtrise ses technologies.

Le transfert du Vinci à Lampoldshausen n’est pas seulement un geste industriel :
c’est un symbole.
Celui d’une Europe où l’on demande à la France de renoncer à une compétence stratégique pour ménager des équilibres politiques internes – au moment précis où SpaceX, Blue Origin et la Chine imposent un rythme industriel que l’Europe peine déjà à suivre.

L’Europe parle de compétitivité ; elle pratique la fragmentation.
Elle prône la souveraineté ; elle organise la dépendance mutuelle.

Mais une dépendance mutuelle n’est jamais qu’un autre nom pour la vulnérabilité.


Un récit qui bascule

À Lampoldshausen, chaque moteur Vinci sera désormais intégré, testé, validé.
À Brême, il sera ensuite marié à l’étage supérieur.
Puis, enfin, envoyé à Kourou.

À Vernon, il restera les bureaux d’études, les archives, les prototypes… et la mémoire d’un savoir-faire que la France aurait dû défendre bec et ongles.

Car, dans une industrie aussi stratégique que celle des lanceurs, on ne devrait jamais se satisfaire de “compensations” promises mais non livrées, ni d’accords où l’excellence technologique française devient une variable d’ajustement diplomatique.

L’espace a toujours été une projection de puissance.
La France vient d’en céder une part.

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